Changements indésirables

by Géraldine

Octobre 1999

Sam observait l'Anglais qui lui parlait, assis en face de lui dans le bar enfumé.

" Deux Tueuses. Et j'ai tout fichu par terre. "

Il ne savait pas quoi répondre. Il se demandait même ce qu'il faisait là, en fait. " Il t'a sauvé la vie ", lui souffla une petite voix, et il fut bien obligé de reconnaître que c'était en grande partie pour cette raison qu'il restait.

" Mon père devait avoir raison. "

La voix de l'Anglais était si basse qu'il faillit manquer la phrase. Faillit. " Wesley- ", commença-t-il.

" Elle m'a viré ", continua Wesley, sans tenir compte de l'interruption.

Il soupira et décida d'attendre que Wesley se lasse de parler. Ou soit trop soûl pour continuer.

Ils étaient là depuis près de deux heures, et il avait à peine pu dire quelques mots. Il avait retrouvé Wesley accoudé au bar. Ils s'étaient dévisagé un moment avant de se reconnaître vraiment. Ils ne s'étaient plus vus depuis des années, et Wesley faisait partie des choses de son passé qu'il tentait d'oublier. Tout ce qui avait trait au paranormal faisait partie de ce qu'il tentait d'oublier. Adolescent, il avait passé plusieurs années à se battre contre les démons - comme beaucoup d'adultes et d'adolescents partout dans le monde, supposait-il. Les choses avaient mal tourné, et il avait tourné le dos à cette vie-là en partant pour l'université. Avec les années, il avait presque réussi à se convaincre qu'il en avait fait assez " pour la cause ", et qu'il avait le droit de mener une vie tranquille. Presque.

Wesley l'avait donc invité à boire un verre, et il n'avait pas trouvé de bonne excuse pour refuser.

Ils avaient échangé quelques banalités sur ce qu'ils étaient devenus, puis Wesley avait commencé à lui parler de sa vie en Californie, et du fiasco qui avait suivi sa première et dernière expérience d'Observateur. L'alcool l'avait rendu particulièrement déprimé, et Sam avait décidé d'arrêter de boire après sa deuxième bière. Lui-même avait connu des jours plus joyeux, et il préférait que l'un d'eux reste sobre.

Wesley continuait de parler de ses mésaventures, et Sam se demanda fugitivement ce que ses collègues faisaient. Josh lui avait suggéré d'aller manger avec eux, mais il avait préféré être seul. Il savait que la conversation allait dériver sur les frappes, les premières que Bartlet ordonnait, et même s'il ne pouvait pas s'empêcher d'y penser, il n'avait pas envie d'en reparler.

" Comment ai-je pu me tromper à ce point ? ", soupira Wesley.

Sam se demanda une nouvelle fois pourquoi il était resté. Tout allait bien dans sa vie en ce moment. Son travail, même s'il était parfois pénible, était tout ce qu'il avait toujours recherché, il avait des amis, une vie intéressante et pas dangereuse pour un sou. Il n'avait pas envie de passer la nuit à écouter un ancien ami se lamenter toute la nuit, surtout quand cet ami lui rappelait tellement de souvenirs qu'il aurait voulu enterrer.

Il eut honte de ces idées. Il avait eu besoin d'aide, dans le passé, et Wesley avait été là. Le moins qu'il pouvait faire était de lui rendre la pareille. Il prit une décision et leva, faisant signe à Wesley de le suivre.

" Où on va ? ", demanda celui-ci.

" Chez moi ", répondit Sam.

" Pourquoi ? "

" Wes … Tu es soûl. Et je n'ai pas envie de rester dans ce bar toute la nuit, ce qui va se passer si tu continues à boire autant. Chez moi au moins, tu pourras t'écrouler sur le canapé quand tu en auras assez. "

Sa réflexion parut faire prendre conscience à Wesley de l'endroit où il était. " Ecoute … ", commença l'Anglais en se redressant, " tu n'as pas à faire ça. C'est vrai, je suis désolé de m'être imposé avec tous mes problèmes alors qu'on ne s'est pas vus depuis des années. Je ne t'ai même pas demandé ce que tu devenais, pas vraiment, et- "

" Laisse tomber. On va chez moi, on discute, on s'écroule. Un plan comme je les aime ", dit Sam, satisfait de voir que le fait de bouger avait au moins tiré Wesley de son apathie.

Wesley protesta encore un peu pour la forme, et Sam se sentit un peu rassuré de voir que le sens des convenances qu'il avait toujours affiché était encore bien présent. Ils discutèrent pour savoir qui payerait l'addition, mais Wesley insista tellement que Sam capitula.

" Autant dépenser les derniers dollars du Conseil pour quelque chose d'agréable ", ironisa l'Anglais après avoir payé.

*****

Une fois chez lui, Sam dit à Wesley de s'installer et alla chercher des bières. Après un moment de silence, l'Anglais lui demanda, d'une voix presque hésitante : " Alors, tu travailles pour le Président ? "

" Oui ", répondit simplement Sam. Il avait essayé de prendre l'air du professionnel blasé, mais il savait qu'il n'y arrivait jamais. Même après plus d'un an, il s'étonnait encore tous les matins quand il allait travailler à la Maison Blanche.

" Je t'ai vu à la télé, dans des débats. Je t'avoue que je connais assez peu votre système politique ", expliqua Wesley. " Tu écris ses discours ? "

" En fait … Il n'y a pas vraiment de frontière entre le travail des uns et des autres ", expliqua Sam. " J'écris une majorité de ce qu'il dit, oui, avec mon patron. On participe à des réunions pour mettre ces discours au point, on le conseille, au sens large du terme. On essaye de faire passer un message au public, on lui donne notre avis sur la position à adopter sur certains sujets. "

" Ca doit être passionnant. "

" Il y a des jours avec et des jours sans ", répondit Sam, content d'avoir pu amener Wesley à penser à autre chose pour quelques minutes. Il avait espéré que le fait de changer de cadre lui permettrait d'émerger un peu, et qu'être dans un autre décor lui remonterait un peu le moral. Il connaissait peu de choses aussi déprimantes qu'un bar enfumé quand on a le cafard.
" Et toi ", continua-t-il, " qu'est-ce que tu as fait de tout ce temps ? En plus de venir t'installer en Amérique ? "

Il n'avait pas encore réussi à obtenir de Wesley une version cohérente de ce qui s'était passé à Sunnydale, mais il se disait que s'ils reprenaient les choses à zéro, peut-être … Il ne l'avait plus vu depuis l'adolescence, mais il avait appris que combattre les démons avec quelqu'un vous donnait des renseignements assez précis sur qui cette personne était vraiment. Et il avait du mal à s'imaginer ce qui avait bien pu se passer pour faire de l'adolescent qu'il avait connu un homme qui pleurnichait sur son sort.

" Oh, il n'y a pas grand chose à raconter. Je n'ai pas fait grand chose d'autre qu'étudier. Je suis devenu Observateur, j'ai été assigné ici. Et j'ai tout flanqué par terre. J'ai cru que les deux Tueuses allaient m'accueillir à bras ouverts, et j'ai eu tort. J'aurais dû-"

Sam l'interrompit. " Ecoute, je ne doute pas que tu sois blessé, mais avec des " si j'avais ", tu n'iras pas loin. C'est arrivé. Qu'est-ce que tu vas faire, maintenant ? "

Wesley le regardait, surpris. Un moment, Sam crut qu'il allait simplement partir sans répondre. Il avait tort.

" Je ne sais pas ", avoua l'Anglais. " Je … je n'ai jamais prévu de faire autre chose. "

Sam pouvait comprendre ça. Et il avait beau être agacé par Wesley, il savait que si leurs situations avaient été inversées, il aurait aimé que quelqu'un l'écoute. En y repensant, il avait vécu des moments difficiles à l'époque où Wesley et lui s'étaient rencontrés. Les situations étaient inversées : Wesley était alors un adolescent sûr de lui et de son ascendant sur les autres alors que Sam venait de vivre une expérience qui l'avait traumatisé et l'avait amené à remettre en cause tout ce en quoi il avait toujours cru. Ils avaient beaucoup discuté, cet été-là, et Sam se demandait parfois ce qu'il serait devenu sans ça. S'il pouvait rendre la pareille à Wesley, il n'hésiterait pas. " Qu'est-ce qui s'est passé, exactement ? ", demanda-t-il pour relancer la conversation. " Et raconte-moi tout dans l'ordre. "

*****

Il faisait encore nuit quand Wesley se réveilla, avec un mal de tête comme il n'en avait jamais eu. Il lui fallut un moment pour se rappeler où il était. Et plus longtemps encore pour se souvenir de ce qui s'était passé avant qu'il ne s'endorme.

Il avait un vague souvenir d'un bar, et de Sam le ramenant chez lui, et l'écoutant se lamenter sur son sort. S'il voulait être honnête vis-à-vis de lui-même, il devait reconnaître qu'il n'avait pas fait grand chose d'autre depuis l'Ascension.

Il ne s'était pas attendu à retrouver une ancienne connaissance ici. Il savait pourtant que Sam habitait ici. Il n'avait jamais oublié le jeune homme, ni l'été qu'ils avaient passé ensemble en Angleterre, et il s'était parfois demandé ce qu'il était devenu. Il avait connu la réponse en arrivant aux Etats-Unis et en suivant l'actualité. Il ne cherchait que ce qui pouvait avoir trait au surnaturel, mais il avait aperçu Sam dans l'équipe du Président ; il ne l'aurait pas reconnu s'il n'avait pas lu un article sur cette équipe, où son nom était cité. Willow l'avait amené pour le lire, et Buffy était tombée dessus. La discussion des deux jeunes filles avait rapidement dévié sur lequel des conseillers était le plus " sexy ", comme elles l'avaient formulé. La préférence de Buffy allait clairement à Josh Lyman alors que Willow penchait pour Sam.

Revenant au présent, Wesley se demanda, une nouvelle fois, ce qu'il allait faire. Il n'avait jamais imaginé qu'il devrait faire autre chose un jour que suivre les ordres du Conseil. Ces ordres qui avaient dirigé sa vie depuis son enfance. Il se demandait comment Giles avait fait pour continuer à prendre des initiatives hors de ce cadre rassurant. Lui se sentait complètement perdu, maintenant qu'il devait vivre pour lui-même.

Une partie de lui lui soufflait de retourner en Angleterre. Le Conseil le reprendrait peut-être encore, même s'il avait désobéi à leurs ordres. Ou sa famille … Ils ne lui fermeraient quand même pas la porte au nez, il en était sûr.

Presque sûr.

Comme il l'avait déjà fait auparavant, il pesa le pour et le contre d'un retour au pays. Mais la simple idée d'avoir à affronter le regard de son père après cet échec spectaculaire le découragea de rentrer.

Une fois de plus, il se demanda ce qu'il allait bien pouvoir devenir. Il ne savait faire qu'une chose : chasser les monstres. Il aurait pu se trouver un poste dans un musée, ou faire de la traduction, mais toutes ces perspectives le déprimaient. Il ne voulait pas s'enterrer dans un coin perdu d'un pays étranger et y vivre une vie monotone et sans intérêt. Et surtout, il ne supportait pas l'idée d'être inutile. Pas alors que tant de personnes risquaient leur vie tous les jours à combattre les ténèbres.

Ça limitait ses possibilités.

S'il ne voulait que traquer et tuer les démons, alors c'est ce qu'il allait devoir faire. Seul, s'il le fallait. De cette manière au moins, il pourrait se rendre utile.

La décision le soulagea d'un grand poids.

Il décida de se mettre en route tout de suite. Il ne voulait pas que Sam se sente obligé de lui tenir encore la main comme plus tôt cette nuit-là, et il avait l'impression que son ami avait complètement renoncé à se battre. Il ignorait ce qui s'était passé pour amener cette décision, et Sam avait refusé d'en parler, mais il ne voulait pas le forcer à revenir dans son monde s'il pouvait l'éviter.

Il chercha, aussi silencieusement que possible, de quoi laisser un mot à son hôte.

Merci de m'avoir écouté la nuit passée. J'en avais besoin. Je n'avais pas prévu que je devrais changer de métier un jour, si tant est qu'être Observateur soit un métier. Je crois que je vais continuer à utiliser mes compétences au mieux. Il y a, après tout, des tas de démons qui se fichent que la Tueuse ne veuille plus de moi. Je peux peut-être encore faire une différence…

Wesley WP.

Ramassant ses affaires, il sortit sans bruit de l'appartement, et s'éloigna dans la nuit.

FIN